La carpe
Alors Maïté, qu’est-ce que vous nous avez préparé de bon aujourd’hui ?
Hier, vous avez mis la barre assez haute avec votre panse de brebis aux tripes assaisonnée au saindoux sur un lit de choucroute. C’était vraiment succulent, un peu trop copieux sans doute, j’ai été ballonnée toute la soirée et mon mari Jean-Pierre s’est plaint. Est-ce que je me plains moi, quand il rentre de la chasse, pété comme un coing à flatuler dans tous les coins de la maison? Alors Maïté ?
Alors, ma chère Micheline, ce matin, une fois n'est pas coutume, ce sera du poisson !
Du poisson ?!? Etes-vous souffrante Maïté? Je n'ai pas souvenir que les mousquetaires s'empiffraient de vulgaire poisson. On était plus sur du sanglier ou du chevreuil.
Je sais tout ça, mais regardez-moi cette belle carpe ! une bonne grosse mèmère qu'on va préparer à la mode latine. C'est un recette que j'ai trouvé dans un bouquin de sophrologie pour pêcheurs du dimanche : Carpe diem que ça s'appelle, ma chère Micheline.
La première étape consiste à ébouillanter à l'eau froide cette belle carcasse, elle adore tremper ses nageoires dans les ruisseaux polaires, ceci afin de retirer toutes les aspérités, les pressions, les contraintes accumulées sur ses bronchies.
Elle est toute lisse maintenant. Mais dites-moi Maïté, vous n'avez pas peur qu'elle nous glisse entre les doigts?
C'est pour cela qu'il faut être hyper concentré et la maintenir d’une main ferme. Ensuite, il faut l’ouvrir, l’exposer aux vents, à la nature, aux oligo éléments qui vont la bonifier, rendre sa texture plus tendre.
Et les arêtes, on les conserve Maïté, parce que mon beau-frère Francis, il a failli étouffer à cause d’une arête.
Tout ce qui nous empêche d’avancer, on le vire: les arêtes, les stops, les murs, les cédez le passage, tout, tout, tout. On ne garde que la vie, la chair.
Et une sauce aux petits oignons pour accompagner, servez frais.
C’est tout? La carpe diem, c’est très simple en fait Maïté.
Et non, c’est là que cela se complique. Car il faut savoir la savourer, prendre le temps nécessaire pour en tirer toute la quintessence. On doit être dans de bonnes dispositions, pas une fesse dans le vide à un comptoir de bar ou en train de regarder une série allemande sur FR3.
Ah Maïté, si vous commencez à critiquer Derrick, on va pas être copines longtemps. Avec Jean-Pierre, on n’en loupe pas un, on les regarde en VO. Un jour, on ira à Munich pour goûter au terroir local. Vous n’auriez pas des saucisses qui seraient restés de l’émission de mardi?
Non? Bon donc, comment on doit la bouffer votre poissecaille qui pue l’oignon? Parce que depuis le début qu’on discute, je m’enfilerai bien une andouillette.
Écoutez Micheline, pour déguster ma carpe diem, il faut faire le vide autour de soi, faire marcher ses cinq sens et l’apprécier tout simplement.
Heureusement que c’est une recette qui vient d’Italie, et qui va y retourner immédiatement et vivement demain qu’on s’empiffre de rognons ou de cassoulet, plus en lien avec notre sud-ouest.
Que nenni michemiche. Le chemin de compostelle passe à Saint-Jean Pied de Port, avec un t, on va pas bouffer des pieds de cochon, et donc, ce chemin est l’endroit rêvé, idéal pour se délecter de carpe diem, matin trempé dans le café, midi en salade et le soir en suppo.