La madeleine
Le mot n’a pas encore prononcé. Celui que j’associe à Madeleine.
Il désigne un état de fait, fruit d’une longue quête. Certains le vivent naturellement, d’autres, comme moi, sont à sa recherche, ne sachant ce qu’il représente vraiment.
Il s’agit du bonheur. Je le conçois comme une utopie, un rêve chimérique, un idéal qu’on ne peut qu’approcher sans l’atteindre tout à fait. Sachant cela, il suffit de se contenter de tranches de plaisir, brefs mais savoureux.
Cela revient à vivre l’instant présent, picorer ces moments intenses qui procurent un émoi, presqu’une félicité.
Je les convoite, je les espère, je les apprécie comme tout un chacun.
Mais ils s’évaporent lorsque le cours de l’existence reprend, avec les contraintes et les soucis de la vie quotidienne.
Ils restent néanmoins dans notre mémoire, on aime se les rappeler, se les remémorer avec nostalgie. Ils correspondent souvent à des événements précis pendant lesquels le temps fut comme suspendu. C'est un bon repas en famille ou entre amis, c'est un séjour en vacances, et tant d'autres.
Et c'est, bien évidemment, la naissance de ses enfants. J'entends certaines me rétorquer que c'est facile, quand on reste debout tranquille pendant que d'autres souffrent le martyr. Il n'empêche, aucune émotion ne peut être comparée à l'arrivée de son enfant. Mais cela reste malgré tout éphémère et la réalité prend très vite ses droits, et l'esprit s'encombre d'un poids permanent, un par enfant pour être tout à fait précis, qui fait que vous ne serez jamais complètement tranquille. Le souci fait désormais partie intégrante de votre vie.
L'actualité, la mondialisation, les réseaux sociaux n'entraînent pas davantage dans la voie de la sérénité absolue.
Une partie de la solution consiste, comme je l'ai déjà évoqué, de retrouver une certaine insouciance, celle qui était présente lors la période de l'enfance.
J’ai été insouciant et c’est je crois l’époque où j’ai été heureux. Heureux parce que j’avais peu conscience de la notion de soucis, de drame, de maladie. Tout ce qui m’importait, était de jouer, de rire avec mes copains ou cousins, sans
appréhender le lendemain ; j’avais entre 8 ou 10 ans.
Le point culminant était ces mercredis après-midi que je passais chez ma grand-mère paternelle, entouré de son amour et de ses gâteaux, à jouer et à regarder des dessins animés. Les souvenirs que j’en ai sont mêlés de tendresse, de plaisir et de bonheurs purs.
Ma grand-mère est décédée, j’avais 10 ans et 2 mois, elle se battait depuis plusieurs mois contre un cancer. Je n’avais rien vu évidemment car on n’en parlait pas aux enfants. L’insouciance s’est stoppée net.
Ce fut la mort, le décès d’un être cher qui me fit sortir de l’enfance. Et cette fatalité dont j’avais pris soudainement conscience, ne quittât plus ma vie.
La perspective certaine de la mort pourrait mêler à la vie, une goutte parfumée d’insouciance, mais cette fin inéluctable pour nous ou nos proches transforme cette goutte en un poison infect qui altère la vie tout entière. Dès l’instant
où nous intégrons le fait que nous sommes mortels, nous pourrions nous accorder des parenthèses de jouvence, de légèreté.
Le propre de la conscience humaine est de se projeter vers le futur. Or, la conscience de notre mortalité se pose comme une limite à nos projections dans le futur. La conséquence de cette prise de conscience, c’est le souci, autrement dit la préoccupation quant au sens que nous allons donner à notre existence. C’est ce souci qui nous fait pleinement humains : les animaux n’ont pas ce souci du sens qu’ils vont donner à leur existence. La vache qui rumine paisiblement n’a pas ce genre de préoccupations.
La clé est de retrouver ces madeleines, ces senteurs, ces textures, ces saveurs qui font comprendre qu'il y a un bonheur total dans cette sorte de collusion du passé et du présent. Marcel avait compris cela au début du siècle dernier lorqu'il décrit comment la dégustation anodine d’un petit gâteau court et dodu, appelé Madeleine, trempé dans une tasse de thé, peut faire ressurgir des moments simples de bonheur enfouis dans notre mémoire.
Et c'est là qu'on atteint cette sensation d'extra temporalité en conjoignant brusquement un fragment du passé et une sensation du présent, on sort en quelque sorte du temps. Le temps est vaincu, le temps est retrouvé et cela produit une béatitude tellement forte et importante qui, à n'en pas hésiter, peut être considérée au fond comme une sorte de victoire sur la mort.
C'est véritablement un sens fort et profond de la vie qui fait que la mort devient acceptable.
La marche contribue à la recherche de la Madeleine. Le temps est dilaté, il est propice aux ruminations (de l'esprit, pas de la vache), tout comme l'environnement. Les odeurs des sous-bois et des fleurs, du foin coupé, moi qui suis très olfactif, me rappelle de tendres souvenirs. Et au pire, si je ne trouve pas Madeleine, je pourrais toujours rapporter du lilas.
Mais je ne doute pas qu'au printemps prochain, en sus des lilas fleuris, pousseront des milliers de Madeleine sur mon chemin que je n'aurai qu'à cueillir. Comme les mercredis après-midi, lorsque j'étais enfant.
Mais j’y pense, je ne vous ai pas dit comment s’appelait ma grand-mère !
Je présume que vous l’avez deviné.