La pince à linge
Pouvant être composé de différentes matières, fer, nylon, plastique, le fil fait partie de notre quotidien, depuis des générations. Ceux des indiens d’Amazonie est établi à partir de lianes, les néandertaliens le constituait à partir de poils de mammouth. Cet objet anodin a toujours fait partie de ma vie, c’est le fil de fer, appelé barbelé dans les campagnes, que je tirai, muni de gants spéciaux pendant que mon père ou mon oncle cloutait les crampillons sur le piquet en bois préalablement ancré dans le sol à coups de masse. C’est aussi le fil à linge sur lequel j’étendais mes guenilles usées dans le froid, Victor Hugo s’étant inspiré de ma vie pour ses misérables. C’est également, le fil à plomb, symbole de rectitude, dont je m’emploie à trouver sa signification profonde dans mes jugements. Et que dire du fil qu’Ariane m’a tendu lorsque j’étais perdu dans mon labyrinthe. Le fil possède en outre des sens figurés, employé dans diverses expressions connues. Je ne vais pas vous donner du fil à retordre en vous demandant de toutes les énumérer sauf si votre inspiration vous permettent de les sortir au fil de l’eau.
Depuis plus d'un an, depuis mon retour de Stevenson en mai 2023, j’ai l’impression de marcher sur un fil; même si je suis en mesure de dire que cela date de plus longtemps que cela.
Mais jusqu'à cette date, mon aisance et ma dextérité naturelles m’avaient permis de rester sur la ligne de crête, sans peur de perdre l’équilibre. Mais depuis un an, lentement, insidieusement, j’ai l’impression de tomber dans un puits sans fond, espérant sans cesse à me raccrocher aux branches car oui, ce puits est de ceux qu’on trouve dans les romans fantastiques médiévaux, il possède des branches. Sont-elles trop fragiles ou trop glissantes ? Ou sont-ce mes mains trop moites (et mes pieds trop poites) ou dépourvues de gants efficaces comme ceux servant à tirer sur les barbelés ? Toujours est-il que je n’ai pas cessé de m’enfoncer. Je ne cherche ni excuse, ni apitoiement, c’est un phénomène qui ne regarde que moi, que je partage. Malgré une volonté de fer et un espoir exacerbé de remonter sur le fil... les jours pairs, ceux-ci sont fatalement suivis de jours impairs, revers de la pièce. Les cycles qui jusqu’alors duraient des semaines, voire des mois, se sont réduits à 24h.
ça, c'était avant de découvrir la magie de la pince à linge
Hier, j’ai repris mon vieux sac à dos, une escapade avec bivouac intégré était planifiée. Depuis que j'ai acquis un nouveau tout beau, tout mince, il était resté là, jeté en friche, malheureux, prêt à tout plaquer, depuis que son maître l’avait ramené d’une sorte de lune de miel sur des chemins escarpés, en l'occurrence, Stevenson.
Je l’avais évidemment vidé entièrement, plus de chaussettes nauséabondes, plus de maillot à la douce odeur de poney. Vide ? Non.
Dans une poche frontale, j’avais oublié quatre pinces à linge. Elles m’avaient servi à étendre mes tee-shirts trempés de sueur au-devant de mon sac pendant la marche.
Quatre ustensiles anodins, quatre objets sans aucune valeur pour le profane, ne méritant aucune attention pour monsieur tout le monde. Or, je ne suis pas monsieur tout le monde, j’ose espérer que vous l'avez compris.
J’imagine que la pince à linge existe depuis des générations, des millénaires peut-être. Probablement même que les chasseurs cueilleurs l’utilisaient pour faire sécher leurs peaux de bêtes.
Je vois très bien celles des années 70, celles dont se servaient Madeleine pour étendre les chemises de Georges. Elles étaient constituées de deux lamelles de bois, jointes entre elles par un petit ressort métallique terminé de part et d’autre d’une échancrure du même metal, venant s’insérer dans une rainure au dos de chaque lamelle. Je suis sûr qu’en fermant les yeux, vous la voyez cette pince à linge.
Depuis, au gré de l’évolution de la technologie, elles se sont métamorphosées. Elles ont changé de matière, de couleurs, de formes et il n’est pas délirant d’imaginer que bientôt, elles seront connectées. Par leur biais, grâce à une appli sur smartphone, on saura si le linge est sec, on connaitra la force du vent et le degré de serrage.
Je pourrais terminer mon exposé ainsi. J'ai brossé l'histoire de la pince à linge depuis le Neandertal, me suis projeté vers son évolution dans les 1000 prochaines années, en y apportant une petite touche personnelle.
Cela reste néanmoins superficiel et le commun s'en satisferait.
Mais si vous êtes arrivés jusque là, c'est que vous commencez à détenir les facultés de voir au-delà, de ne pas s'arrêter aux seules apparences.
La pince à linge est un élément important, crucial, vital. Elle permet, tout simplement, de s'arrimer au fil de la vie, à l'étendard du destin.
Lorsqu'on repère un fil, une corde, ou mieux, une liane. Une liane qui grimpe le long de l'arbre, cet arbre qui comporte nos racines, notre tronc, nos branches, nos feuilles. Cette liane qui remonte vers les cimes, tremplin vers les cieux, il faut être capable de la saisir.
Pour cela, il faut du courage, de la volonté, de la clairvoyance, du respect envers les autres et soi-même et plus encore... tout ça contenu dans une pince à linge, une vulgaire pince à linge faite de bois recyclé et métal bas de gamme.
Certes, lorsque la brise est légère, on peut sans crainte déposer son slip panthère sur le fil, revenez deux heures plus tard, il sera toujours à la même place et sec.
Mais dès l'instant où la tramontane s'anime, sur des airs de Fandango, quand la vie apporte des secousses, mieux vaut, encore une fois, s'ancrer sur son fil, même si celui-ci est rectiligne et horizontal, cela évite de défaillir, de se perdre, de dépérir.
Et sans cette modeste pince, la chute peut être fatale.
Je viens de faire un test. J'ai pris une pince à linge, j'ai été cherché un vieux slip panthère qui trainait dans un tiroir (car oui, le slip panthère n'est pas que l'apanage des chippendales bodybuildés) et je l'ai accroché au tapis du salon.
Et bien le résultat est concluant. J'ai secoué le tapis, le slip n'a pas bougé d'un poil, si je peux me permettre cette allusion triviale.
Il faut se donner les moyens, si on veut avancer et réussir ses objectifs, de s'arrimer à son fil. C'est la démarche que j'entreprends depuis plusieurs semaines. J'ai fait fabriquer pour cela une pince à linge de malade, avec bois de chêne et acier trempé. Si avec ça, je retombe...