Ouroboros
29 juin 2072.
Je m’apprête à quitter ce monde.
Je suis centenaire depuis quelques heures.
Le cycle de ma vie se termine, la quadrature du cercle est aboutie.
Ce cercle, démarré il y a cent ans dans le temps linéaire, représente une vie, la mienne. Je suis désormais dans le cabinet de réflexion de ma vie. Ma prunelle n’a d’autre perception que la brusque arrivée des ténèbres. Toute la sensation est celle que donne l’œil dans une nuit profonde, la plénitude du noir. Un art nouveau de voir se développe.
Qu'est-ce que voir ? Que faut-il pour voir ? Je suis débarrassé des fausses évidences qui font qu'on ne voit pas vraiment, qu'on ne sait pas voir, qu'on ne peut pas voir. J’ai acquis cet apprentissage du regard.
L'inaccessible presque touché, l'invisible vu. La rétine se contamine par l'obscurité, à peine discernable, progressivement la lune prend corps.
Voir c'est à la fois ce qui fait irruption, cela s'impose à vous, mais c'est aussi une conquête, une manière de s'acclimater à ce qui peut naître en soi.
Je vivais dans l’aveuglement, je meurs dans l’obscurité.
Je suis passé d’une situation déstabilisante, chaotique à une autre plus éclairée, plus apaisée, plus ordonnée. Un cycle nouveau.
Ouroboros.
Le serpent qui se mord la queue. Ce symbole, présent depuis la nuit des temps, dans plusieurs cultures et civilisations, représente le caractère éternel de l’action. Il figure également sur la déclaration des droits de l’homme de 1789, insistant par sa présence du caractère immuable, constant de ce texte, s’inscrivant dans le temps.
C’est un cycle d'évolution refermé sur lui-même.
Il renferme en même temps les idées de mouvement, de continuité, d'autofécondation et, en conséquence, d'éternel retour. C’est aussi l'union du monde souterrain, figuré par le serpent, et du monde céleste, figuré par le cercle. L’Ouroboros signifierait ainsi l'union de deux principes opposés, soit le ciel et la terre, soit le bien et le mal, soit le jour et la nuit, soit le Yang et le Yin chinois, et toutes les valeurs dont ces opposés sont porteurs.
Le serpent se dévore lui-même : il représente la Nature chaotique et aveugle mais le côté circulaire et refermé du serpent signifie que ses luttes intestines ne remettent pas en question son unité : l’ordre règne.
L’ordre et le chaos ne sont pourtant pas deux forces opposées et irréconciliables. Le chaos ne doit pas se considérer comme une fin, mais comme un processus qui s’inscrit dans un ordre supérieur. Autrement dit, l’ordre comprend en son sein les forces contraires vouées à l’harmoniser.
De la même manière que le cercle englobe les différences, l’ordre englobe le chaos.
Ainsi, ordre et chaos ont vocation à se réconcilier dans l’ordre.
Le chaos peut renvoyer à la confusion, au désordre, à la dispersion, à l’entropie, au refroidissement, au changement, à l’instabilité, à l’impermanence ou encore à l’absence de sens.
L’ordre est au contraire l’unité, l’harmonie, la beauté et le sens.
Ainsi, chaos est synonyme de néant, de vide et de mort. Au contraire, l’ordre évoque la vie. La vie anime la matière, la décompose et la recompose sans arrêt, c’est l’illustration du chaos puis l’ordre, le tout contenu dans un ordre supérieur ; elle l’organise et la rend belle.
Une dualité s’instaure alors, entre ces deux notions qui sont intimement liées.
L’ordre n’existerait pas sans le chaos, et le chaos ne serait pas concevable s’il ne pouvait y avoir d’ordre.
Au final, l’impression de chaos est due à la différenciation, au temps qui passe, à la matière qui évolue, à tout ce qui change. Cette instabilité est parfois pesante, mais il ne faut pas oublier que le chaos de la matière rend possible la vie, la créativité et le progrès, c’est à dire l’ordre.
Et puis le chaos, dans le langage commun, renvoie souvent vers l’apocalypse. Mais avant la fin du monde, l’apocalypse vient du grec, signifiant révélation, le dévoilement. Texte biblique également, l’apocalypse, c’est le dévoilement du réel, de ce qui est vraiment, la vérité. Et donc, si on considère que la vérité est l’ordre le plus abouti, elle ne peut s’obtenir sans une somme de chaos tout aussi déstabilisants.
Le chaos commence finalement dès lors que l’ordre d’un système dynamique varie, même de façon infime, de ses conditions initiales (c’est l’histoire du battement d’aile du papillon au Brésil). Je ne vais pas développer maintenant les lois de la mécanique quantique ou de l’astrophysique qui en décrivent les principes au plus près.
Ma naissance correspondit à nouvel ordre qui fut parsemée de multiples chaos, de tailles variables, tout au long de l’Ouroboros pour terminer par le chaos final.
L’issue est prédictible, seul le moment de cet événement ne l’est pas, même s’il est plus ou moins estimable au fur et à mesure de notre cheminement circulaire.
Cette mort qui m’attend, cette mort naturelle qui inéluctablement s’approche, c’est un nouveau chaos qui s’offre à moi, inscrit dans un ordre supérieur qu’il me tarde de découvrir.
L’ombre est à la queue. On avance, on chemine sur le corps du serpent et au fur et à mesure une faible lueur d’abord gagne en intensité. A la moitié du cercle, on arrive à distinguer les formes qui nous entourent, les ténèbres de minuit se dissipent à six heures pour faire place à une clarté propice à l’espoir.
Puis la seconde quadrature du cercle nous offre l’accès à la lumière, de plus en plus forte et intense. Nous jouissons enfin de la vue, nous apprécions ce plaisir qui nous faisait tant défaut auparavant. Nous gardons nos yeux grands ouverts pour ne pas perdre une miette du panorama qui nous entoure.
Mais la lumière continue de s’intensifier, elle devient comparable à celle émise par le soleil. Nous sommes obnubilés, écarquillés puis aveuglés. La lumière désormais trop forte nous empêche de voir le reste, l’aveuglement est comparable à l’obscurité. Le serpent vient de manger sa queue.
Ouroboros nous apprend que sorti des ténèbres, nous ne voyons pas pour autant. Nous sommes dans l’aveuglement car ce que nous observons est dicté par notre environnement (culture, éducation, histoire, formatage divers) et non par notre cœur.
On voit davantage la lumière quand nous sommes dans l’obscurité. Cette phrase anodine résume tout.
J’ai hâte désormais de passer dans l’au-delà. D’éprouver ce sentiment de relâchement, de plénitude, de félicité.
Je profite de ce beau jour qui précède une belle nuit.
Je suis assis à même le sol, près d’un lac et je vais m’endormir
J’attends un signe, un simple bruissement ou une manifestation crevant le ciel.
Je veux profiter de ce dernier voyage, puis recommencer un autre cycle, retrouver l’insouciance de l’enfance, retourner au pays d’autrefois, comme avant, dans mes rêves d’enfant.