La pudeur
… et c’est ainsi que se termine cette prestation admirable. Vous êtes toujours en direct du palais d’hiver de Moscou et on ne voit pas comment le titre pourrait échapper au couple russe qui sort de la patinoire sous un triomphe. Même les juges chinois, biélorusses et moscovites sont debout. La bêtise n'a pas des frontières mais elle est quand-même bien concentrée. Le sport est encore, de nos jours, gangréné par le cancer de la triche. Aucune objectivité de leur part, on se croirait à l’école des fans.
C’est le tour maintenant du duo français. Espérons que l’ennui ne guette pas les jurés et qu’ils se hissent tout de même sur le podium, la montagne semble bien trop grande pour la première marche. Quoiqu’il arrive, aucune amertume ne doit apparaître dans leur esprit, mais il faut reconnaître que ceux qui les ont précédés sur la glace ont tellement été brillants sans ajouter des juges acquis à leur cause, et sans chauvinisme aucun. Mais au regard de la pâle figure que nos français ont montré aux répétitions, c’est une véritable métamorphose qui doit se faire s’ils veulent au moins rivaliser, comme l’ont fait leurs aînés, aux jeux olympiques de Paris en 1924, Samson Véronique et Madeleine Dalila Charpeau, si j’ai bonne mémoire.
Mais trêve de nostalgie, fermons la parenthèse, ils ne sont pas là par hasard et sans plus attendre, les voilà qui rentrent sur la piste : Cyril: Casque bleu, toque blanche, short moulant satiné et sa pudeur, bonnet enfoncé jusqu’aux menton, pull col roulé, pantalon molletonné, grosses chaussettes en laine d’alpaga, Charentaises, ce qui devrait poser problème pour glisser mais on imagine qu’ils ont tout prévu et non pas pêché par esbroufe.
C’est parti. La musique retentit et le couple s’élance. Cyril empoigne sa pudeur pour le premier tableau, la prise de Zarathoustra où les jambes de sa pudeur viennent coincer son corps, un peu comme une pince à linge, dans un tourbillon sensationnel. Sa pudeur en perd même son bonnet qui va finir sa course sur le bord de la piste. C’est une position très ambitieuse car un geste déplacé et Cyril se retrouverait dans l’incapacité de procréer. Saluons sa témérité de ne pas porter de coquille.
C’est maintenant le numéro du mérou boiteux. Cela commence par un basculement et sa pudeur se retrouve tête en bas, tenue par les chevilles à bras le corps. C’est ahurissant de magnificence tellement c’est majestueux et… nom d’un chien, sa pudeur vient de se délester de son mohair, exposée comme elle ne l’a jamais été auparavant. C’est un témoignage bouleversant que nous livre Cyril et sa pudeur, sous les yeux ébahis de ceux qui les regardent.
Attention, c’est un exercice périlleux qui s’annonce à présent, la prise de l’ouroboros. Tout en glissant harmonieusement dans ce qui ressemble à une parabole, sa pudeur vient s’enrouler autour de Cyril et forme un noeud. Le risque de chute est élevé, sa pudeur en perds ses pantoufles mais ça passe, ouf. On dirait qu'ils apprivoisent la gravitation terrestre, leur barycentres parfaitement alignés et remuant à la même cadence.
Ils dévoilent un peu plus leur jeu, sous le regard éberlué du public qui les contemple.
C’est fluide, aérien. Ils enchainent à présent avec l'étreinte de la tourterelle.
Les mouvements sont parfaitement coordonnés. Cyril, tout en agilité et liberté, s'allonge sur le dos au contact de la glace, un coude à terre tandis que sa pudeur, dans une double rotation, s'empale sur lui, tournant le dos, allongée elle aussi, mais sur le ventre. Position délicate s’il en est mais ils font preuve d’une extrême tolérance face aux éléments.
Elle se dégage pour la prochaine évolution, mais il la retient et le futal lui reste dans les mains. Il semble que cette chorégraphie soit bien millimétrée, pour le ravissement des spectateurs, surtout les messieurs qui s’exorbitent devant sa pudeur en petite tenue. Que d’émerveillement devant cette abondance de grâce et d’harmonie.
Pas le temps de souffler, le choix se porte dorénavant sur le maintien du sanglier. Cyril, prenant racine sur la glace, se cabre, formant un pont sans le moindre soupir, les mains et les pieds au sol, et sa pudeur, après un triple axel, vient s'embrocher sur lui, comme une cavalière sur son canasson. Les pieds dans le vide, elle remue d'avant en arrière, non sans un clin d'oeil aux grandes heures du rodéo texan. Sa gestuelle est rapide et saccadée, faisant valdinguer ce qui lui restait sur le haut du corps. On peut dire que sa pudeur a pris un coup dans l’aile.
Transition toute trouvée, c’est enfin le bouquet final, le fameux porté de l’aigle noir.
Cyril en équilibre sur ses pieds, sa pudeur lui faisant face mais la tête en bas et, Oh, incroyable, tel Icare dans son labyrinthe, Cyril retire ses mains, ne tenant sa pudeur que par...oh les mots me manquent, d’autant plus qu’elle se retrouve en tenue d’Ève. Sa pudeur est désormais complètement à nu.
C'est pas pour rien qu'on le surnomme Belzébuth, dans d'autres milieux, mais cela ne nous regarde pas.
Sa pudeur se retrouve désormais face à Cyril, à califourchon et ensemble, ils tournent sur eux-mêmes comme dans ces moments d’ivresse, comme une toupie sur toute la surface de la piste à nous donner le vertige. Le Bolchoï n'a plus qu'à se rhabiller.
C'est une démonstration, un véritable moment de poésie; c’est une rencontre entre un couple mirifique et le public qui est debout. Les confettis volent par milliers, la première place ne peut leur échapper.
L’avenir est maintenant assuré pour eux, à commencer par la grande vadrouille des galas internationaux qui vont les convoiter, dans les petits palais des sports comme dans les grandes librairies.
Quant au couple russe qui n’en peut plus de se morfondre, sûr qu’on assistera bientôt à leurs obsèques.
C’était Jean-Paul Concaténation en direct des mondiaux de patinage. À vous les studios.