Le paradoxe
Rien ne sert de courir, il faut partir à point. Cela tombe bien, je n'ai nullement l'intention de courir. Quant au départ, je ne suis plus un bleu. Sauf blessure, je ne serai pas saignant non plus mais bien à point, prêt à en découdre. Cette maxime, issue de la fable de Jean de la Fontaine "Le lièvre et la tortue" dénonce la vanité en faveur de la persévérance. C'est bien-sûr un adage auquel il faut se fier face à un défi dans lequel je me suis lancé depuis quelques jours. Je pense, avec l'expérience et la sagesse accumulées lors de mes précédentes expéditions, qu'il faut rester humble face à la nature, quelquesoit sa nature, extérieure et intérieure.
Penser que c'est du tout cuit reviendrait tôt ou tard à cramer sa carcasse qui, je le rappelle, était bien à point au départ.
Un autre point dans ce poême demande à être creusé. Je dois même dire qu'il me turlupine depuis plusieurs années et il est temps que je m'en préoccupe.
La Fontaine n'a pas inventé l'eau chaude, il s'est librement inspiré d'un autre poète, Zénon d'Élée, dont l'un des paradoxes traitait du sujet, en imaginant une compétition entre Achille, athlète véloce et la tortue, petit molosse à bosse, beaucoup moins rapide.
Comme dans l'histoire que nous avons tous appris sur les bancs de l'école primaire, Achille accorda à l'animal une distance d'avance, confiant, sachant qu'il allait faire un point d'honneur à la bouffer toute crue, carapace comprise.
C'était sans compter sur le zèle de Zénon. En effet, le temps qu'Achille mis pour atteindre le point de départ de la tortue, celle-ci eu tout le loisir d'avancer. Achille, sûr de lui, ayant le tétrapode en point de mire, continua sa course effrénée. On commence à comprendre le principe, dans le laps d'intervalle pendant lequel l'étalon grec arriva sur les talons de la bête, qui, au passage étaient en meilleur état que les siens, elle eu le temps d'avancer un chouïa. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'Achille perde ses illusions et sa fierté par la même occasion.
Mais depuis le bon vieux Zénon, les mathématiques ont progressé à bond de géant et permettent de résoudre cet équation jusque là insolvable par le biais de la logique philosophique. Achille est né deux millénaires trop tôt. Le grand public voit en lui un héros alors qu'il était même pas capable de doubler une tortue, le loser.
Je vous ferai grâce des limites logarithmiques, des cosinus qui tangeante la transformée de Fourier, balayant les arguments antiques. Depuis, dans les faits, le sprinter ne fait qu'une bouchée du gnangnan. Il convient cela dit, dans cette démarche d'humilité qui nous caractérise nous marcheurs, de revenir sur la morale de Zénon, dans sa dimension philosophique.
Volontairement ou pas, j'ai toujours laissé une distance entre le bonheur et moi. Paré d’une modestie outrancière, je ne suis jamais parvenu à le saisir au talon le bougre. A chaque fois que je m'approchais du lieu où je l'apercevais depuis ma tour de guet, il avait fui. Je sentais pourtant son parfum qui flottait encore malgré sa disparition.
Malgré l'optimisation de l'agencement de mon sac à dos, où chaque gramme est évalué en fonction de sa pertinence et de son utilité - j'ai par exemple opté pour des slips en lycra, plus léger que le coton - j'ai au final décidé d'emmener mes vieux annalles de maths, version année 1991, que je potasserai sans doute à la halte prévue à Montcul. L'objectif étant d'étudier à nouveau les modèles mathématiques appliqués à la marche pour que je règle enfin son compte à ce bonheur fuyant.
Il a repris plusieurs longueurs d’avance ces derniers mois et je sais par une source ibérique qu’il traîne à l’allure d’un gastéropode du côté de la Galice. D’après mes calculs, et en vertu de l’alignement des planètes, un contact se profile à la Saint-Jean. Je veux le prendre de revers, lui qui m’attend le voir cueillir le 25 juillet, pour la Saint-Jacques.
