Les racines
À l’instar des arbres, celui qui veut s’élever doit posséder de profondes racines.
Vous avez compris qu’étant en pleine période de délectation de l’œuvre de Nietzsche, je picore ça et là phrases et citations afin d’alimenter mes digressions périodiques.
On peut encore imaginer l’association du serpent et de l’aigle, l’un rampant au niveau des racines, l’autre tutoyant les cimes de l’arbre.
On pourrait comprendre ce fragment de pensée comme le fait que pour atteindre la sagesse des hauteurs, il faut avoir les pieds sur terre, humble, honnête, respectueux de l’environnement représenté au sens propre par l’arbre, et de ses ancêtres représentés au sens figuré par les racines.
En revanche, pour atteindre la folie des grandeurs, il faut avoir les mains dans l’or, monsignor, dédaigneux, cupide, empreints de sentiments barbaresques.
Mes racines sont profondes, serpentant depuis des générations dans la terre de Bourgogne, comme le tilleul qui trônait autrefois devant la maison familiale, majestueux.
Bien qu’il ne reste désormais qu'une souche, nonobstant utile pour déposer les coupes de champagne, vestige du temps jadis où il planait dans les airs, ses fondements sont toujours bien incrustés en sous-terrain, même si la partie émergée de l’iceberg a subi un sérieux coup d’élagage.
J’ai toujours connu le tilleul comme j’ai toujours connu mes géniteurs, aussi loin que je me rappelle. Déjà, du temps où la maison était une ferme, et moi un bambin en culottes courtes, ils étaient tous là, les joufflus et le feuillu, eux jeunes et dansants, lui aussi grand, aussi beau.
Je m'étais pris à imaginer que la graine avait été plantée en même temps que les premières fondations du bâtiment principal, en 1841, alors que la mienne date, d’après mes estimations d’un soir de l’été indien 1971, c’était l’automne, un automne où il faisait beau, une saison qui n’existe que dans le nord de la Saône et Loire.
Galipettes, culbutes et cabrioles au programme qui m’était prédestinées, dont je m’inspirais des années plus tard pour assiéger le mastodonte, escalade, acrobatie, cabanes.
Sûr qu’ils ne me porteront pas ombrage s’ils lisent ces quelques lignes en hommage, comme lui a servi aussi d'ombrage en été. Il était prisé de toutes parts, il était la fierté des locataires, suscitait parfois l'envie, la jalousie des visiteurs.
J’aime l’idée des arbres qui seraient pareils aux êtres humains. On peut être frappé par leur aspect purement physique et leur corps qui se dressent dans le ciel. Ils sont forts et puissants comme ils l’étaient naguère.
Lui et eux furent une sentinelle, les gardiens du temps, rempart contre les tempêtes et les canicules, contre les malheurs et les tristesses.
Il n'y a pas deux arbres identiques, certains sont grands, d'autres petits, mince ou trapu, avec des branchages différents, des couleurs dissemblables etc.., celui-là était unique, tout comme eux.
C’est en réagissant contre le vent, la pluie, la neige, le soleil, les orages, la proximité des congénères, les animaux et insectes qu’ils hébergent, les champignons avec lesquels il négocient que les arbres se sont développés pour devenir tel qu’ils sont.
Leur mémoire car ils en possèdent une, est gravée dans et sur leur tronc couvert de marques et de cicatrices. Dans tout cela je peux voir des ressemblances avec les membres de l’espèce humaine. Les arbres sont-ils si différents des êtres humains, sur les plans physiologiques voire intellectuels : ils respirent en somme, comme nous, en inspirant du dioxyde de carbone et en expirant de l’oxygène, ils réagissent et raisonnent en fonction de certains dangers (empoisonnent leur sève afin d’éviter que des rongeurs les attaquent, …etc).
Mon tilleul possède une mémoire gigantesque qui doit maintenant être stockée sous terre, dans ses racines; Il a vu passé des générations d'être humains et d'animaux. La quantité d'oiseaux venus se poser sur ses branches doit être énorme. Combien de tourterelles a-t-il chopé? nul ne le sait mais Casanova ou Rocco peuvent aller se rhabiller.
Mon tilleul s'est diffusé dans mon corps, dans mes veines telle une tisane du même goût. Je le porte en moi quand je vais retrouver ses semblables dans les forêts, quand je vais marcher sur les tapis de leurs feuilles, quand je vais sentir les effluves de leur tronc, de leur écorce, de leur sève, des sous-bois.
Je ressens sa peau quand je caresse un arbre: son grain, son poli, son veinage, sa texture;
Je revois sa teinte, sa couleur miel
J'ai encore l'odeur poivrée, musquée dans mes narines
Je l'entends encore craquer dans le vent, rire et résonner avec moi
L'arbre possède cette qualité, cette particularité dont il est l'une des rare espèce, de défier le temps de plusieurs manières:
Le temps linéaire d'abord, le temps humain, rectiligne, celui qui se compte en secondes, minutes, heures, jours, années etc..
Le temps cyclique ensuite, celui des saisons, des marées, du soleil.
Les arbres changent d'aspect chaque jour, se remettent en question perpetuellement, ils se régénèrent au fil du temps et des saisons.
Mon tilleul a vu passer des dizaines de décades et des centaines de saisons.
Il ne reste dorénavant qu'un souvenir dans ma mémoire. Cette mémoire qu’il est important d’entretenir pour se rappeler d’où on vient et des combats, des épreuves que mes racines, mes aïeux ont surmonté pour que je puisse modestement leur rendre la place qui est la leur dans ce texte.
D’ailleurs, comme je me bonifie à chaque chapitre, je suis passé de lucide à extralucide si bien que j’arrive à ressentir certains événements précis d’un passé plus ou moins lointain.
Quand je vous dis que tout ne peut être expliqué par la science.
Je vous partage donc cette vision d’une clarté resplendissante de cette délicieuse soirée du printemps 1841 où un jeune couple décida de folâtrer grandement dans l’herbe, à proximité d’une maison en construction, dans un coin de campagne de Bourgogne profonde.
La profondeur des ébats puis celle à laquelle le surplus de semence s’incrusta dans le sol, donna d’une part, neuf mois plus tard, un petit Vivant (c’était son prénom), et d’autre part une pousse d’arbuste qui se transforma en solide tilleul durant les années qui suivirent.