Le mérou boiteux
…et c’est ainsi que nous clôturons ce journal télévisé. Demain, 27 juillet 1978, ce sera Jean-Claude Bourret qui présentera l’édition du soir, s’il est dessaoulé bien entendu. Je laisse la place à Denise Fabre qui va vous présenter la suite des programmes de notre chaîne. C’est à vous Denise.
Merci Roger. A 22h30, nous vous proposons un reportage de « cinq colonnes à la une » consacré à l’arche de Noé avec les grenouilles rieuses et les crapauds marrants, les bourricots membrés, les bovins affriolants, les lions avec leur boa autour du cou.
Ensuite, toujours dans la joie, ce sera votre émission de la nuit ou Ménie Grégoire pourra écouter et discuter avec tous ceux qui ont envie de se couper les veines ou de se jeter d’un pont.
De beaux moments en perspective, alors soyez nombreux à appeler Menie.
Mais tout de suite place au théâtre. Après le fil à la patte de Georges Feydeau la semaine dernière, ce soir nous vous proposons le mérou boiteux, une pièce enlevée et distrayante du dramaturge Cyril Desmaizières. Cette œuvre mirifique a traversé les années depuis sa création en 1898, Cyril avait alors 26 ans. Elle sera jouée ce soir pour la 14920ème fois, un record loin d’être égalé, comme les ventes de son livre précurseur dans bien des disciplines. Aucun affolement de sa part en voyant la longévité de la cage aux folles qui aurait pu lui chatouiller les mollets ; la biscotte craqua avant.
Nulle doute que Cyril appréciera ce divertissement devant son téléviseur Grundig, en buvant un cacolac sur son canapé Claude Dalle, nos trois sponsors pour le spectacle de ce soir.
Passé la petite frayeur au soir de ses cent ans, le voilà défiant les lois de la nature du haut de ses 106 ans, en ayant comme vous le savez, puisque Roger en a parlé au journal de 20h, réussi la prouesse de réaliser le fameux pélerinage cher à ses tripes pour la 46ème fois.
Pour ceux qui sont restés coincés dans un labyrinthe depuis l’empire, je rappelle l’histoire de cette pièce mirobolante. Chapeau de cuir, un joli gardon, lisse et soyeux, avait rencontré botte de melon, un belle truite, furtive et impatiente. Ensemble, ils ont zigzagué dans rivières et ruisseaux, sous le soleil de satin, suivant ou remontant le courant, qui passait si bien entre eux.
Puis tout à coup, c’est la sortie de route, l’anicroche pour une sombre histoire de morue. Malentendus, quiproquos, haussements de voix, portes qui claquent. La truite se faufile derrière une pierre, le gardon la perds de vue.
Remords, repentir, le gardon se gave de tripes et panses de brebis jusqu'à plus soif, il s’alourdit, commence à boire car il avait encore soif en fait, à traîner dans les bars, emmitouflé dans son cafard, maintenant il fait le trottoir. Il pèse alors 15 fois son poids d’origine, ressemble à un mérou coincé dans l’aquarium, perds la boule a s’égosiller dans l’hygiaphone. C’est la spirale, le mérou s’tond, le mérou pète, il tombe en dépression, est à deux doigts d’appeler Menie Grégoire pour lui signifier son envie d'en finir avec les abats, et un soir, après le verre de trop, il trébuche dans l’escalier et c’est le drame. Le couperet tombe: tendinite au talon d’Achille. Situation cocasse pour un vulgaire poisson remarqueront les observateurs.
Les poissons clowns et les carpes zouaves se gaussent à la vue du mérou boiteux, comme il est sournoisement surnommé. Il est une victime perpétuelle des soi-disant poissons nobles : les saumons et autres brochets s’en font vibrer les écailles.
Chapeau de cuir le mérou, dans un sursaut de lucidité décide de retourner dans son petit ruisseau, à quelques lieues de la source du cacolac. Et là: oh miracle , Botte de melon la truite apparaît.
Apprenant que le sujet était ailleurs que dans la brandade ou les accras, que la truite s’était juste absentée pour se pavaner devant sa glace, Chapeau de cuir le mérou boiteux perdit d’un seul coup tout le poids de la culpabilité accumulé sur ses bronchies et redevint ce fier et beau gardon qui faisait la renommée dans tout le pays. Ils purent reprendre leur route, jonchée d’histoires saugrenues, de calembours cryptés.
Bon spectacle et quant à moi, j'ai sollicité Ménie pour lui faire part de mon envie de bouffer tous les somnifères qui trainent dans ma pharmacie, mon copain Garcimore m'ayant jeté comme sa vieille chaussette pour convoler avec sa maudite tourterelle. A demain... ou pas.
