L'ennui
Vous êtes confortablement installé sur ce divan? On va pouvoir commencer. J’ai dévoré vos 36 premiers chapitres. Je sens qu’il y a un énorme potentiel, aussi, j’aimerai aborder un sujet que vous esquissez ici ou là-bas: l’ennui. Que pouvez-vous en dire?
J’ose espérer que ce n’est pas le premier qualificatif qui s’impose dans ce recueil de textes liturgiques. Et quand bien même il l’est, l’important est que je n’éprouve aucune once d’ennui, voire de lassitude à le rédiger. Comme j’ai déjà dû le formuler précédemment, j’écris avant tout pour moi, non par égoïsme ou égocentrisme mais par besoin, besoin de faire le point sur ma condition après ces quelques dizaines d’années passées sur terre. Et avant que celle-ci me recouvre entièrement bien que je désire partir en fumée le jour venu, puis ensuite dispersé dans un pâturage afin que mes amies bovines se régalent.
Mais revenons sur des bases plus légères, je vois l’ennui poindre dans vos yeux.
Je le confesse devant vous, l’ennui m’effraie. Non pas qu’il soit maléfique mais rien que d’employer le mot ou de penser à son état et j’ai des vertiges nauséeux.
Dans cette notion aux multiples facettes, je crois pouvoir en dégager trois qui pourrait me rendre mal à mon aise.
La première concerne mon rapport à autrui. On peut appeler cela besoin de reconnaissance, de plaire, de ne pas décevoir. J’éprouve la nécessité de bien présenter, avoir de la conversation et du répondant. Il se dit que je suis fiable, que je suis dans le contrôle, que « j’assure ». Je ne fais évidemment pas l’unanimité, j’ai aussi quelques détracteurs et croyez le ou non, cela m’affecte, même si ce sont des cons finis. Je hais le conflit.
Les gens paraissent surpris quand j’ai un coup de mou car ce n’est pas l’image que je donne habituellement. Mais rentré au bercail, seul devant le miroir de la salle de bains, et encore plus si je suis monté sur la balance, le mou, je le vois et je le ressens.
Je m’efforce donc de paraître. Car, comme tout un chacun, je joue un rôle pour être à la hauteur, avec mon costume de super parfait que je m’auto afflige. Au-delà de ça, la vraie raison je pense, c’est sans doute le fait de passer pour une personne morne, sans couleurs, bref ennuyeuse. J’ai évoqué plus tôt le penseur Pindare qui incite les Hommes à devenir ce qu’ils sont. C’est un vaste chantier qui s’offre à moi que de rester moi-même en dépit des conséquences sur les relations aux autres. Et si mes propos ou ma présence sont teintés d’ennui, grand bien me fasse de l’ignorer.
La seconde est relative à l’oisiveté. Suis-je affecté du syndrome d’hyperactif? Toujours est-il que j’éprouve des difficultés à ne rien faire alors que dans l’absolu, ne rien faire est plus facile que de s’adonner à une quelconque tâche. Je ne peux concevoir de devoir rester les bras ballants à regarder la pluie tomber ou le feu crépiter dans la cheminée. J’ai besoin d’occuper mon esprit en permanence.
Ce qui affecte mon endormissement car celui-ci continue de tourner alors qu’il devrait se mettre sur pause. J’imagine que l’oisiveté est somme toute bénéfique pour justement laisser reposer ce même esprit, et l’éduquer à s’auto réguler dans les moments calmes. Je songe à la méditation comme moyen d’y parvenir mais elle demande à rester coi sans rien faire pendant plusieurs minutes et cela me rebute encore un peu mais l’idée germe dans ma tête. Quand j’aurai assimilé que cette pratique est tout sauf ne rien faire, j’aurai accompli un pas de géant.
La troisième notion est le rapport au temps. Le temps qui passe, le temps qui me reste, ce temps qui devient précieux à mesure qu’il avance. Et c’est tout le paradoxe qui me constitue.
Je ne veux pas en gâcher une once mais en le remplissant, il défile à toute vapeur et je ne le savoure pas à sa juste valeur. Quand le temps solide part en vapeur, il perd de sa valeur, et cela me liquéfie quand j’y repense. La marche n’est pas une activité particulièrement oisive, loin s’en faut. Elle occupe mon corps autant que mon esprit et bien des idées qui apparaissent dans ce manuel du petit philosophe ont émergées lors de mes différentes déambulations. Mais elles s’inscrivent dans un agenda comportant d’autres occupations et de ce fait, ne laissent peu de place à l’oisiveté, si tant est que j’en exprime l’envie. Le défi prochain est donc d’apprécier le temps présent, dans un agenda qui sera libéré des autres tâches qui m’incombent au quotidien. Je caresse même l’espoir qu’à force de me contraindre, entre guillemets, à m’arrêter quelques minutes, plusieurs fois par jour, devant un panorama ou une vache sans faire travailler mon esprit, je puisse observer ce temps qui passe dans toute sa splendeur. Et cela pourrait s’apparenter à une forme de méditation.
J’espère avoir répondu à votre question. Madame? Oh, pardon je vous ai réveillé.